8
Elle lui avait dit il faut absolument que je te fasse découvrir cet endroit. Non seulement c'est délicieux mais le mec est génial.
- Quel mec ?
- Le serveur...
-Toujours ton fantasme du garçon de café? Le pouce dans le gilet et les hanches bien prises dans son grand tablier blanc?
- Non, non, pas du tout. Lui, tu verras, c'est... Je peux pas te dire... Je l'adore... Une espèce d'aristo hyperclasse. Un truc tombé de la lune. Un genre de croisement entre Monsieur Hulot et le duc de Windsor...
En notant la date de ce déjeuner sur son agenda, Charles avait levé les yeux au ciel.
Les toquades de sa sœur...
Ils s'étaient retrouvés dans les premiers jours d'août, le temps de boucler leurs dossiers et de souhaiter de bonnes vacances à leurs assistantes respectives. Claire aurait un train à prendre en fin d'après-midi pour assister à un festival de musique soul dans le Périgord noir.
- Tu me déposeras à la gare ?
- On prendra un taxi, tu sais bien que je n'ai pas de voiture...
- Justement, c'est ça que je voulais te dire... Après m'avoir déposée, tu pourrais garder ma caisse? Je n'ai plus d'abonnement...
Charles leva de nouveau les yeux. Ça l'emmerdait de se battre avec les parcmètres parisiens. Bon... Il irait la déposer chez ses parents... Il ne les avait pas vus depuis si longtemps... -OK.
-T'as bien noté l'adresse?
-Oui.
- Ça va?T'as une petite voix... Mathilde est revenue?
Yes, she is, mais il ne l'avait pas vue. C'était Laurence qui
l'avait récupérée et elles étaient parties directement à Biarritz.
Charles n'avait pas eu l'occasion, ou le courage, de raconter ses péripéties conjugales à sa sœur.
- Je te laisse, j'ai un rendez-vous, lui répondit-il.
★★★
On ne pouvait pas mieux dire : la gaucherie, la poésie, le dégingandé de Monsieur Hulot, mais avec la classe et la fleur à la boutonnière de HRH Edwârde.
Ouvrit grand ses grands bras, les accueillit dans son minuscule bistro comme sur le perron de Saint James's Palace, salua la nouvelle robe de Claire en alexandrins, et, dans un léger bégaiement, leur indiqua une table près de la fenêtre.
- Qu'est-ce que tu regardes? demanda-t-elle.
- Les dessins...
Baissa son menu et suivit le profil de son frère.
- À ton avis, c'est un homme ou une femme? continua-t-il.
- De quoi? Ce dos, là?
- Non. La main qui tenait la sanguine...
- Je ne sais pas. On lui demandera.
Tati de Windsor leur servit d'office un verre de rouge et s'était retourné pour commenter l'ardoise quand un grognement sortit du passe :
- Téléphone !
Les pria de l'excuser et s'en alla saisir le portable qu'on lui tendait.
Charles et Claire le virent rougir, pâlir, sentir un trouble s'élever de son âme éperdue, porter sa main à son front, lâcher le téléphone, se baisser, perdre ses lunettes, les remettre de guingois, se précipiter vers la sortie, attraper sa veste au portemanteau et claquer la porte pendant que ledit portemanteau s'écrasait sur le sol, emportant avec lui une nappe, une bouteille, deux couverts, une chaise et le porte- parapluies.
Silence dans la salle. Tous se regardèrent ahuris.
Un chapelet de jurons monta des fourneaux. Le cuisinier apparut, un jeune type à la mine renfrognée qui se frotta les mains dans son tablier avant de ramasser son mobile.
Toujours marmottant dans sa barbe, le posa sur le bar, se baissa, sortit un magnum de Champagne et commença à titiller le bouchon en prenant tout son temps.
Le temps que son front froncé se transforme en un quelque chose qui pouvait ressembler à un sourire...
- Bon... fit-il en s'adressant à eux tous, on dirait que mon associé vient de donner un héritier à la couronne...
Le bouchon fusa. Ajouta :
- C'est la tournée du tonton...
Tendit la bouteille à Charles en le priant de servir les autres. Il avait du travail.
S'éloigna une coupe à la main et dodelinant du chef comme s'il n'en revenait pas, d'être aussi ému...
Se retourna. Du menton leur indiqua le carnet abandonné sur le comptoir :
- Merci de passer vos commandes vous-mêmes, de déchirer la première feuille et de me la déposer sur le passe, bougonna-t-il. Et gardez-en un exemplaire. Je vous laisserai calculer vos additions aussi...
La porte se referma et ils entendirent :
- Et écrivez en lettres majuscules si possible ! Je suis analphabète !
Et puis ce rire.
Gigantesque. Gastronomique.
- Putain, mon Philou... Putain!
Charles se tourna vers sa sœur :
- T'as raison, c'est vachement pittoresque comme endroit...
Les servit et passa la bouteille à la table voisine.
- J'en reviens pas, murmura-t-elle, je l'imaginais complètement asexué ce mec-là...
- Ah! Ça, c'est tout vous, les filles... Dès qu'un garçon est gentil, vous le castrez.
- Ben voyons, siffla-t-elle.
But une gorgée et ajouta :
- Regarde. Toi... T'es le garçon le plus gentil que je connaisse et...
- Et quoi ?
- Non. Rien... Tu vis avec une femme euh... super épanouissante...
- Pardon, se reprit-elle. Excuse-moi. C'était nul. -Je suis parti, Claire...
- Parti où ?
- De chez moi.
- Noooon??? se marra-t-elle.
- Siiiiii... lugubra-t-il.
- Champagne !
Et comme il ne réagissait pas : -Tu es malheureux?
- Pas encore.
- Et Mathilde?
- Je ne sais pas... Elle dit qu'elle veut venir avec moi...
- Tu habites où ?
- Près de la rue des Carmes...
- Ça ne m'étonne pas...
- Que je sois parti?
- Non. Que Mathilde te suive...
- Pourquoi ?
- Parce que les ados aiment les gens généreux. Après on se fait la couenne, mais à cet âge-là, on a encore besoin d'un peu de bienveillance... Dis donc, comment tu vas faire avec ton boulot?
- Je ne sais pas... Je vais m'organiser autrement, j'imagine...
-Tu vas être obligé de changer de vie... -Tant mieux. J'étais fatigué de l'autre... Je croyais que c'étaient les décalages horaires mais pas du tout, c'était... ce que tu viens de dire... Un problème de bienveillance... -Je n'en reviens pas... Depuis quand?
- Un mois.
- Depuis que t'as revu Alexis, alors? Charles sourit. Quelle fine mouche, celle-ci... -Voilà...
Claire attendit d'être planquée derrière la carte des vins pour dégoupiller un petit :
- Merci Anouk !
Il ne répondit rien. Souriait toujours.
- Oh, toi... fit-elle en le regardant par en dessous, t'as rencontré quelqu'un...
- Non...
- Menteur. T'es tout rose.
- Ce sont les bulles...
- Ah ouais ? Et elles sont gaulées comment, les bulles ? Elles sont blondes ?
- Ambrées...
- Ben voyons... Attends... Commandons si on ne veut pas se faire engueuler par l'autre Cro-Magnon et après, j'ai... regarda sa montre, trois heures pour te tirer les vers du nez... Tu prends quoi? De l'artichaut? Un cœur de veau?
Il cherchait ses lunettes.
- Où tu vois ça ?
- Juste en face de moi, se marra-t-elle.
- Claire ?
- Mhmm?
- Comment ils font, les mecs qui sont dans l'autre camp au tribunal ?
- Ils pleurent leur mère... Bon, j'ai choisi. Alors? C'est qui?
- Je ne sais pas.
- Oh putain, non... Ne me fais pas ce coup-là...
- Écoute, je vais tout te raconter et tu me diras, toi qui es si maligne, si tu vois ce que c'est...
- C'est une mutante?
Il hocha la tête.
- Qu'est-ce qu'elle a de spécial ?
- Un lama.
- ?!?
- Un lama, deux mille mètres carrés de toiture, une rivière, cinq enfants, dix chats, six chiens, trois chevaux, un âne, des poules, des canards, une chèvre, des nuées d'hirondelles, plein de cicatrices, une intaille, des fouets, un cimetière de poche, quatre fours, une tronçonneuse, un girobroyeur, une écurie du XVIIIe, une charpente à tomber par terre, deux langues, des centaines de roses et une vue sublime.
- Qu'est-ce que c'est que ça? fit-elle en écarquillant les yeux.
- Ah! Tu n'es pas plus avancée que moi, je vois...
- Comment elle s'appelle?
- Kate.
Il prit leur commande et alla la déposer devant l'antre de l'ours.
- Et... reprit Claire, elle est belle?
- Je viens de te le dire...
★★★
Alors Charles se mit à table.
La fosse contre la déchetterie, son coup de bombe sur la pierre tombale, Sylvie, le garrot, la colombe, son accident sur le boulevard de Port-Royal, le regard vide d'Alexis, sa petite vie sans rêve et sans musique comme traitement de substitution, les silhouettes autour du feu, le legs d'Anouk, le Chamboule Tout, la couleur du ciel, la voix du capitaine de gendarmerie, les hivers aux Vesperies, la nuque de Kate, son visage, ses mains, son rire, ces lèvres qu'elle n'avait cessé de persécuter, leurs ombres, New York, la dernière phrase du court roman de Thomas Hardy, son lit plein d'échardes et les biscuits qu'il recomptait tous les soirs.
Claire n'avait pas touché à son assiette.
- Ça va être froid, la prévint-il.
- Ouais. Si tu restes là comme un con à tripoter des gâteaux, ça va refroidir, c'est sûr...
- Qu'est-ce que tu veux que je fasse d'autre?
- Le maître d'œuvre.
-T'as pas vu l'ouvrage...
Elle vida son verre, lui rappela que c'était elle qui l'invitait, consulta l'ardoise et laissa de l'argent sur la table :
- Il faut qu'on y aille... -Déjà?
-J'ai pas de billet...
- Pourquoi tu passes par là? lui demanda-t-il.
- Je t'emmène chez toi.
- Et la voiture ?
- Je te laisserai quand t'auras déposé un sac de voyage et tes carnets à l'arrière...
- Pardon ?
-T'es trop vieux, Charles. Il faut que tu te bouges maintenant. Tu vas pas recommencer avec elle comme avec Anouk.T'es juste... trop vieux.Tu comprends?
- Je te dis pas que ça va marcher tu sais, mais... Tu te souviens quand tu m'avais forcée à venir en Grèce avec toi?
-Oui.
- Eh ben... chacun son tour...
Il porta sa valise et l'accompagna jusqu'à son compartiment.
- Et toi, Claire?
-Moi?
-Tu ne m'as rien raconté de tes amours...
Elle se fendit d'une affreuse petite grimace pour ne pas avoir à lui répondre.
- C'est trop loin, continua-t-il.
- De quoi?
-Tout...
- C'est vrai.T'as raison. Retourne chez Laurence, continue de porter des cierges à Anouk, de servir la soupe à Philippe et de border Mathilde jusqu'à ce qu'elle se barre, ce sera moins fatigant.
Lui claqua un baiser avant d'ajouter :
- Mets aussi du pain aux pigeons pendant que t'y es...
Et disparut sans se retourner.
Charles s'arrêta à la boutique du Vieux Campeur, passa à l'agence, remplit son coffre de livres et de dossiers, éteignit son ordinateur, sa lampe, et laissa une longue note de travail à Marc. Il ne savait pas quand il rentrerait, serait difficilement joignable sur son portable, l'appellerait et lui souhaitait bon courage.
Puis fit un crochet par la rue d'Anjou. Il y avait là une boutique où il était sûr d'en trouver...
Se fit tout un cinéma. Cinq cents kilomètres de bandes- annonces et presque autant de versions différentes de la première scène.
C'était beau comme du chabadabada. Lui apparaissant, elle se retournant. Lui souriant, elle se pétrifiant. Lui ouvrant les bras, elle se jetant dedans. Lui dans ses cheveux, elle dans son cou. Lui disant je ne peux pas vivre sans vous, elle trop émue pour répondre. Lui la soulevant de terre, elle riant. Lui l'emportant vers... euh...
Bon, là, c'était déjà la deuxième scène et le plateau serait probablement plein de figurants...
Cinq cents kilomètres, ça en faisait de la pellicule... Avait tout envisagé, et bien sûr, rien ne se déroula comme prévu.
Il était près de dix heures du soir quand il traversa le pont. La maison était vide. Entendit des rires et des bruits de couverts dans le jardin, suivit la lumière des bougies et, comme au fond du pré l'autre fois, vit de nombreux visages se retourner avant d'apercevoir le sien.
Des visages et des silhouettes d'adultes inconnus. Merde... Il était bon pour tout rembobiner...
Yacine se précipita à sa rencontre. En se penchant pour l'embrasser, la vit qui se levait à son tour.
Il ne se souvenait plus qu'elle était aussi belle que dans ses souvenirs.
- Quelle bonne surprise, fit-elle.
- Je ne vous dérange pas ?
(Ah! Quels dialogues! Quelle émotion! Quelle intensité !)
- Non, bien sûr que non... J'ai des amis américains qui sont là pour quelques jours... Venez... Je vais vous les présenter...
Coupez ! pensa Charles, foutez-moi tout ça dehors ! Ces chieurs n'ont rien à faire dans le plan !
-Avec plaisir...
- Qu'est-ce que vous avez là? demanda-t-elle en avisant le bazar qu'il tenait sous le bras.
- Un sac de couchage...
Et, comme dans un film de Charles Balanda, elle se retourna, lui sourit dans la pénombre, baissant ainsi la tête, lui laissa voir sa nuque et posa sa main dans son dos pour lui indiquer le chemin.
Instinctivement, notre jeune premier ralentit le pas.
De là où il est, le spectateur ne s'en est probablement pas rendu compte, mais cette paume, ces cinq longs doigts légèrement écartés et lestés d'un sacrifice champêtre à la chute de rein parfaite, pressant doucement le coton tiède de sa chemise, ce fut... quelque chose...
Prit place au bout de la table, se vit offrir un verre, une assiette, des couverts, du pain, une serviette, des Hi!3 des Nice to meetyou, des baisers d'enfants, des truffes de chiens, un sourire de Nedra, un gentil signe de tête de la part de Sam, du genre sois le bienvenu gringo, tu peux toujours
essayer de pisser sur mon territoire, il est immense et tu ne viseras jamais assez loin, des parfums de fleurs et d'herbes coupées, des vers luisants, un quart de lune, une conversation qui allait trop vite et à laquelle il ne comprenait rien, une chaise dont le pied arrière gauche s'enfonçait tranquillement dans le salon d'une taupe, une énorme part de tarte aux poires, un nouveau goulot, un chemin en pointillé de miettes entre son assiette et toutes les autres, des altercations, des questions, des prises à partie à propos d'un sujet qu'il n'avait pas bien suivi. Le mot «bush» revenait souvent mais... euh... c'était le bonhomme ou les plantes? et... Bref, une espèce de flottement délicieux.
Mais aussi les bras de Kate enroulés autour de ses genoux, ses pieds nus, sa gaieté soudaine, sa voix qui n'était plus tout à fait la même quand elle s'exprimait dans sa langue et ses regards en coin qu'il attrapait entre deux gorgées et qui semblaient dire à chaque fois : So... C'est vrai? Vous êtes revenu...
Lui souriait en retour et, toujours aussi silencieux, eut l'impression de n'avoir jamais été aussi bavard avec une femme.
Après il y eut le café, les spectacles, le pousse-café, les imitations, le bourbon, d'autres rires, d'autres private jokes et même un peu d'architecture puisque ces gens étaient bien élevés...
Tom et Debbie étaient mariés et professeurs à Cornell, l'autre, Ken, le grand chevelu, était chercheur. Il lui sembla qu'il tournait beaucoup autour de Kate... Well, c'était difficile à dire avec ces Américains qui étaient toujours en train de se peloter pour un oui ou pour un non. Avec leurs sweeties, leurs honeys, leurs hugs et leurs gimme a kiss dans tous les sens...
Charles s'en foutait. Pour la toute première fois de sa vie, avait décidé de se laisser vivre.
Se. Laisser. Vivre.
Ne savait même pas s'il serait capable de tenir une telle gageure...
Il était là en vacances. Heureux et un peu saoul. Fabriquant avec des morceaux de sucre un temple aux éphémères morts pour la Lumière que Nedra lui apportait dans des capsules de bière. Répondant «Yes» or «Sure» quand il le fallait, «No» quand c'était mieux, et se concentrant sur la pointe de son couteau pour donner une touche plus dorique à ses piliers.
Ses ZAC, ses PLU, ses PAZ et ses POS le rattraperaient bien assez vite...
Épiait son rival entre deux convois...
En plus les cheveux longs à cet âge-là, c'était... pathetic.
Et puis il avait une grosse gourmette des fois qu'il ne se souviendrait plus de son prénom. Et puis son prénom, parlons-en. Ça faisait carrément Barbie.
Ne manquait plus que le camping-car...
Mais surtout, et ça le pilo-velu en chemise hawaïenne l'ignorait totally, le modèle qu'il avait choisi, c'était Y Himalaya light.
La peau du cul, d'accord, mais garni de duvet de canard traité au Téflon.
T'entends, Samson ?
Au Téflon, mon gars, au Téflon.
Autant te dire que je peux tenir un moment...
L'Himalaya, mais light.
C'est son programme de l'été.
Quand il s'était éloigné dans la cour avec sa bougie à la main, Kate avait bien essayé de rapatrier la perfect housewife qui sommeillait en elle en lui proposant le capa... le canap...
Mais pff... Ils étaient tous trop faits pour jouer aux bonnes manières.
- Hey, lança-t-elle, don't... Ne mettez pas le feu, hein?
Charles leva la main pour lui signifier qu'il n'était pas si stupid quand même.
- C'est déjà fait, baby, c'est déjà fait, ricanait-il en se prenant les pieds dans les graviers.
Oh, oui. Il était cuit comme un cookie...
S'installa dans les écuries, eut un mal de chien à trouver l'ouverture de son putain de bivouac et s'endormit sur un sommier de mouches crevées.
Quelle merveille...
10
Bien sûr, c'est Ken qui était allé chercher les croissants cette fois-ci...
Et en courant...
Avec ses belles Nike, sa queue-de-cheval (?), et les manches de son tee-shirt roulées sur ses épaules. (Luisantes.) (De sueur.)
Bon, bon, bon...
Charles toussa et rangea ses scénarios torrides.
Si encore ce type avait été un imbécile... Mais non. C'était une grosse tête bien faite. Un homme adorable. Passionné, passionnant, drôle. Et ses compatriotes as well.
Le ton avait été donné. Régnerait dans cette maison une atmosphère, give m'en five, de bonne camaraderie, de Baden Powell à la you kaï di you kaï da. Tant pis. Tant mieux. Les enfants étaient heureux d'avoir soudain tant d'adultes à solliciter et Kate était heureuse de voir les enfants heureux.
N'avait jamais été aussi belle... Même ce matin, avec sa gueule de bois cachée derrière ses grandes lunettes noires...
Belle comme une femme qui connaît par cœur le prix de la solitude et pose enfin les armes.
Avait une permission de quelques jours et, little by little, s'éloignait d'eux. Ne voulait plus prendre d'initiatives, leur confiait la maison, les gosses, les animaux, les interminables bulletins météo de René, et les horaires des repas.
Lisait, dorait, dormait au soleil et n'essayait même pas de faire semblant de vouloir les aider.
Et puis il n'y avait pas que cela... N'avait plus jamais posé la main sur Charles. Plus de sourires en coin ni de regards appuyés. Plus de kidding me or teasing you. Plus de trésor dans la paille et de rêves de missionnaires.
Souffrit d'abord de cette apparente froideur qui avait pris la forme, pénible, de la convivialité.
Alors c'était ainsi? Tout inespéré qu'il fût, se trouverait désormais relégué au rôle de membre d'une bande? Elle ne l'appelait plus jamais par son prénom mais disait «you guys » à la cantonade. Shit.
En pinçait-elle pour ce grand dadais? Même pas sûr...
Elle en pinçait pour elle-même.
Jouait, déconnait, disparaissait avec les enfants et cherchait à se faire engueuler avec eux.
Au même titre qu'eux.
Bénissait ces adultes en leur portant des dizaines de toasts pendant des repas qui duraient de plus en plus longtemps et avait profité de leur présence pour virer le tuteur.
S'en trouvait parfaitement heureuse.
Charles, qui, et c'était très inconscient, aurait pu, ou dû, être... comment dire... intimidé? empêché? par ces petits moignons d'ailes sous la bretelle du soutien-gorge, ne l'en aima que davantage.
Mais bon. Se gardait bien de le lui faire savoir... Avait pris pas mal de coups sur la gueule ces derniers temps et
cet os, là, qui prenait appui sur sa colonne pour lui protéger le cœur était précisément en train de se consolider. Ce n'était pas le moment d'ouvrir les bras à tort et à travers.
Non. Ce n'était pas une sainte... C'était une grosse feignante qui n'en fichait pas une, avait une sacrée descente, cultivait de la marie-jeanne (c'était donc ça, sa «pharmacopée de confort»...) et n'entendait même pas l'appel de la cloche !
Il n'y avait rien de moral en elle.
Ouf.
Cette découverte valait bien un peu d'indifférence.
Patience, petit escargot, patience...
Mais qu'était-il en train de faire au juste pour avoir le temps de ruminer toutes ces fadaises de vieil ado transi?
Il balayait des mouches.
N'était pas seul. Avait entraîné à sa suite Yacine et Harriet qui, ayant cédé leurs chambres à la bannière étoilée, avaient décidé de s'exiler avec lui.
On tira les pièces à la courte paille et ils passèrent deux jours entiers à bouffer de la toile d'araignée et à se balader dans les différentes granges comme dans les entrepôts du Mobilier national. Commentant, rafistolant, décapant et repeignant tables, chaises, miroirs et autres vestiges bouffés par les termites et les capricornes. (Yacine, un peu agacé par ces imprécisions dans les vermoulures, leur fit un cours : Les trous, c'étaient les capricornes, l'aspect pourri-feuilleté-friable, c'étaient les termites.)
Organisèrent une petite party de crémaillère et Kate, découvrant sa chambre, nue, décapée, blanchie à la Javel pure, austère et monacale, avec tous ces dossiers empilés au pied de son lit, son ordinateur portable et ses bouquins sur l'ingénieux bureau qu'il avait bricolé sous une alcôve, resta un moment silencieuse.
-Vous êtes venu ici pour travailler? murmura-t-elle.
- Non. C'est juste pour vous impressionner...
-Ah?
Tous les autres étaient chez Harriet.
- Il y a quelque chose que je voudrais vous dire, ajoutat-elle en se penchant à la fenêtre.
-Oui?
-Je... Vous... Enfin... Si je...
Charles se retenait à sa poignée de cacahuètes.
- Non. Rien, fit-elle en se retournant, c'est très cosy, ici, hein?
Depuis trois jours qu'il était là, c'était la première fois qu'il l'avait pour lui seul, posa donc deux minutes ses insignes de gentil louveteau :
-Kate... Parlez-moi...
-Je... Je suis commeYacine, déclara-t-elle brusquement.
- Je ne sais pas comment vous dire ça, mais je... jamais plus, je ne prendrai le moindre risque de souffrir encore.
-Vous comprenez?
- C'est une chose que Nathalie m'a racontée... Beaucoup d'enfants placés, quand ils sentent un changement dans l'air, deviennent soudain odieux et causent les pires tourments à leur famille d'accueil. Et vous savez pourquoi ils agissent ainsi? Par instinct de survie. Pour se préparer mentalement et physiquement à une nouvelle séparation. Ils se rendent odieux pour que leur départ soit perçu comme un soulagement. Pour bousiller l'amour... Cet... ce piège grossier auquel ils ont failli se laisser prendre encore une fois...
Son doigt courait le long du miroir.
- Eh bien moi je suis comme eux, figurez-vous. Je ne veux plus souffrir.
Charles cherchait des mots. Un, deux, trois. Plus même, s'il ne pouvait faire moins, mais des mots, de grâce, des mots...
-Vous ne dites jamais rien, soupira-t-elle.
Et, s'éloignant vers la chambre voisine :
- Je ne connais rien de vous. Je ne sais même pas qui vous êtes ni pourquoi vous êtes revenu mais il y a une chose qu'il faut que vous sachiez. J'ai recueilli beaucoup de monde dans cette maison and, c'est vrai, there is a Welcome on the mat but...
- Mais ?
-Je ne vous donnerai pas l'occasion de m'abandonner...
Repassa la tête dans l'encadrement de la porte, avisa ce poids léger K-O debout et arrêta le décompte :
- Pour en revenir à des sujets plus sérieux, vous savez ce qui manque ici, darling?
Et comme il était vraiment trop down, ajouta :
- Une Mathilde.
Cracha son dentier, quelques dents avec, et lui rendit son sourire avant de la suivre autour du buffet.
Et, pendant qu'il la regardait rire, lever son verre et jouer aux fléchettes avec les autres, songea que merde, elle n'allait pas le violer alors...
Se souvint aussi d'une blague de l'absente en question -Tu sais pourquoi les escargots n'avancent pas vite? -Euh...
- Parce que la bave, ça colle. Alors cessa de baver.